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La place prédominante du transhumanisme libérale ou l’échec du transhumanisme français

Marginalisation du transhumanisme à la française…

Le transhumanisme en France fait aujourd’hui l’objet de publications de plus en plus nombreuses, tant dans les journaux qu’à la télévision ou encore à la radio. Cependant, s’il semble s’éloigner des sentiers de la marginalité, le transhumanisme est encore loin de connaître la légitimité espérée par ses membres francophones. En atteste l’intervention de l’un de ses membres, lors d’un débat public sur les nanotechnologies qui, après avoir abordé la question d’une approche positive de l’augmentation de l’homme par les nouvelles technologies dans le cadre d’une évolution transhumaniste, se voit répondre de « ne pas faire de l’éthique sur des fantasmes de science-fiction ».

En France, l’actualité du transhumanisme continue d’être en partie reléguée au plan de fantasme infantile ou dangereux. Comparé à une secte parce qu’il partage, au même titre que les raëliens, des considérations positives sur le clonage, le transhumanisme est aussi assimilé par certains internautes à une tentative sectaire de dominer le monde.

Revendiquer son adhésion au mouvement brise la légitimité de l’individu et de ses propos. Selon le témoignage d’Olivier Goulet, Alberto Masala, philosophe de formation, peine à trouver sa place dans les institutions en raison de son appartenance au transhumanisme. Quant aux membres des Mutants, c’est sous couvert d’anonymat qu’ils préfèrent s’exprimer, afin de pousser les lecteurs à dépasser leurs réticences et à exercer leur esprit critique au-delà d’une mauvaise appréciation de leurs interlocuteurs. Cette difficulté à affirmer son appartenance au mouvement transhumaniste sans susciter une certaine désapprobation pourrait expliquer qu’aucun membre de l’AFT Technoprog, à l’exception d’un biologiste, ne relève d’une formation scientifique, les chercheurs partageant les mêmes considérations préférant ne pas être affiliés au mouvement. Une particularité qui s’oppose au transhumanisme anglo-saxon où le transhumanisme est supporté par des figures scientifiques reconnues. Il faut dire que la question de la science, en France, ne se pose pas de la même manière qu’aux Etats-Unis, et explique en partie pourquoi l’appréhension du transhumanisme s’est faite avec retard dans l’Hexagone.

Comme l’explique Jean-Pierre Dupuy, la culture populaire américaine est baignée de science-fiction. Les travaux de romanciers tels que Michael Crichton ou de cinéastes comme Steven Spielberg permettent au public d’accéder aux problématiques de la science et des techniques en les mettant en scène et en soulevant les questions humaines qui s’y abritent. Comme nous l’avons déjà expliqué, la science-fiction n’y est non pas inspirée par la science, mais au contraire l’anticipe, et nombres de philosophes américains ont été formés par la science-fiction. À l’inverse, bien que les grands philosophes français du 17e et 18e siècles, tels Pascal, Descartes ou Condorcet, fussent tout aussi bien savants, les philosophes français, aujourd’hui, observent de faibles connaissances scientifiques et technologiques, exprimant ainsi une véritable coupure entre culture scientifique et culture philosophique. Ainsi, si les faibles barrières qui existent aux Etats-Unis entre les différentes disciplines permettant une confusion entre science et croyances, tel le transhumanisme, il en est tout autrement en France où le cloisonnement des domaines tend à inscrire les scientifiques dans une réinterprétation du principe de neutralité axiologique décrit par Weber et perçue ici comme la nécessité d’éviter toute prise de position partisane.

Dans un pays où s’observe une carence importante en ce qui concerne l’information scientifique du grand public, certaines pensées portées par la science finissent par s’inscrire dans des représentations fausses, fantasmatiques voire caricaturales. La version française du transhumaniste connaît ainsi peu d’échos et le sujet semble échapper aux premiers intéressés. En effet, le transhumanisme français souffre d’une vision partielle du transhumanisme tributaire d’une origine ultra-libérale dont s’accommode mal la France.

Marc Roux insiste ainsi sur la nécessité de penser le transhumanisme dans toute sa complexité, en prenant compte qu’il s’agit avant tout d’une nébuleuse et qu’aucune définition du transhumanisme n’est réellement acquise. Face au transhumanisme néo-libérale anglo-saxon, le président de l’AFT Technoprog affirme qu’un « autre transhumanisme est possible« , plus humaniste et sociale. Néanmoins, si le transhumanisme français est, selon Jean-Michel Besnier, caractérisé par un « hyperhumanisme » fréquentable, la version néo-libérale anglo-saxonne du transhumanisme n’en reste pas moins la plus représentée. Celle-ci s’est en effet naturellement imposée comme une image représentative du mouvement et en devient l’unique vision reprise par les critiques qui tendent à écarter l’aspect nébuleux du transhumanisme. Comme le constate Nick Bostrom à l’occasion d’une interview pour le magazine en ligne des Automates Intelligents, la plupart des français à s’intéresser à la question transhumaniste tendent trop souvent à l’associer aux travaux de futurologues tels que Ray Kurzweil. Une situation que déplore Nick Bostrom pour qui cette assimilation du transhumanisme à une personnalité ou à une philosophie représenterait un risque dommageable à la compréhension du mouvement.

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… face à la visibilité et au pouvoir d’action du transhumanisme néo-libérale.

Non seulement le transhumanisme néo-libérale reste incontestablement le plus représenté, mais il bénéficie également d’intérêts économiques et financiers jouant à sa visibilité et à son pouvoir d’action, et devient par là même la version du transhumanisme la plus susceptible d’avoir un impact sur notre quotidien.

Outre la mise en place d’une communication participant sans conteste à l’expansion du mouvement, le transhumanisme anglo-saxon connaît un fort impact de par la présence de voix fortes relayant les idées transhumanistes. Des leaders relayent ainsi considérablement le message transhumaniste, à l’inverse de la France où les membres du mouvement restent très peu médiatiques. Trois profils se distinguent parmi les membres de la sphère transhumaniste anglo-saxonne avec d’une part, des universitaires européens et américains très présents dans les sphères académique : Nick Bostrom, ancien président de la WTA, possède ainsi ses assises institutionnelles aux James Martin Institute d’Oxford et au Foresight Institute de Londres, tandis que son homologue américain, James Hugues, également homme d’affaires, est directeur de l’Institute for Ethics and Emerging Technologies de Stanford. Outre des universitaires, le mouvement transhumaniste anglo-saxon, tributaire de son orientation techno scientifique, est représenté par de nombreux scientifiques, participant parfois d’un activisme médiatique important en jouant sur l’image du savant fou, notamment en Angleterre, mais aussi légitimés par leurs achèvements théoriques. Les cas d’Aubrey de Grey et de Kevin Warwrick sont ici de bons exemples: Aubrey De Grey, ancien informaticien à l’université de Cambridge et chercheur autodidacte en bio gérontologie, est l’une des figures médiatiques les plus exposées aux médias, jusqu’en France où il fait, en avril 2006, la couverture de Courrier International suite à des déclarations sur les possibilités d’allonger l’espérance de vie jusqu’à un millier d’années. Cette idée est également relayée par Robert A. Freitas Jr, chercheur et ingénieur américain, spécialiste de la nanotechnologie, et élaborant une procédure de « déchronification » consistant à « remonter l’horloge », en prenant à rebours le vieillissement. Si la réputation scientifique d’Aubrey de Grey est remise en cause par ses détracteurs qui voient dans le personnage une seule volonté de provocation médiatique – ses déclarations vont jusqu’à susciter des pétitions de chercheurs en gérontologie – d’autres scientifiques pratiquent tout autant un certain activisme médiatique sans pour autant voir la remise en cause de leurs antécédents académiques. Tel est le cas de Kevin Warwirck, le premier être humain à relier son système nerveux à un ordinateur, par le biais d’électrodes placées dans le bras. S’il ne se déclare par ouvertement transhumaniste, le scientifique britannique participe néanmoins régulièrement aux activités de l’association Humanity+ et met en scène chacune de ses expériences à travers des vidéos chocs, dans le but d’attirer l’attention du public. Bien que leur message, relayé par les médias, tendent à ancrer l’idée selon laquelle le transhumanisme serait l’œuvre de « savants fous », la présence de scientifiques n’en reste pas moins un gage de légitimité pour un mouvement dont l’essentiel de la pensée repose sur des spéculations pro-techniques. Le conseil d’administration d’Humanity+ est ainsi composé, dans sa majorité, de chercheurs et d’ingénieurs.

Loin de n’être réduit qu’aux aspirations des organisations transhumanistes, la question d’une augmentation de l’homme par une idéologie du progrès concerne également d’autres acteurs scientifiques qui, adhérant à l’idéologie, ne se déclarent pas pour autant en tant que tel. Des chercheurs académiciens reconnus, dans le domaine de la physique, de l’astrophysique, des biotechnologies ou encore des nanotechnologies, soutiennent ainsi la possibilité de voir augmenter les capacités de l’homme. Le scientifique britannique Martin Rees explique que les humains, individuellement et collectivement, ne sont plus adaptés aux changements rapides de la technologie. Il estime ainsi que la question du posthumain est à prendre au sérieux et ne devrait pas être laissée aux écrivains de science-fiction. L’adhésion de scientifique à l’idée du progrès et à la question de l’homme augmenté permet d’apporter aux courants transhumanistes une plus grande visibilité et une crédibilité certaine. Ray Kurzweil, grand promoteur de la singularité technologique, reste ainsi incontestablement la figure de proue du mouvement transhumaniste. Incontournable aux Etats-Unis, il est considéré comme l’un des hommes les plus brillants de son époque, qualifié de « génie hyperactif » par le Wall Street Journal. Ses antécédents théoriques en font un leader, le leadership transhumaniste reposant avant tout sur la notion de l’intellect. Fondateur de neuf start-ups, auteur de nombreuses publications sur le transhumanisme, il est également l’inventeur des premiers synthétiseurs et de la reconnaissance vocale.

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Dans ce contexte, les transhumanistes américains bénéficient d’une force de frappe considérable. Comme le constate François Taddéi, « Les Etats-Unis sont pilotés par des recherches de rupture, faire un super-soldat, rendre quelqu’un immortel. Ils sont dans ce mythe perpétuel de nouvelle frontière, d’abord de l’Ouest, puis de l’espace, puis d’Internet, puis de la transformation de l’homme. Ils pensent que la technologie peut résoudre tous les problèmes et sont moins sensibles à leurs effets négatifs ». Le transhumanisme et la singularité technologique n’ont ainsi aucun mal à convaincre les donateurs et à susciter des intérêts économiques et financiers considérables. En atteste l’exemple de la Singularity University, abordée précédemment, et financée, entre autres, par Google et la NASA. Le lien entre transhumanisme et la politique scientifique américaine est ici incontestable. Outre les interventions de Ray Kurzweil au congrès américain concernant les nanotechnologies, ce dernier est aussi membre de l’Army Science AdvisoryBoard, un comité conseillant l’armée US en matière scientifique et technologique. Certains membres de la recherche scientifique soutiennent ainsi activement le transhumanisme qui par ailleurs attire également l’attention des pouvoirs fédéraux. Williams Sims Brainbridge, transhumaniste affirmé, est ainsi membre de la National Nanotechnology Initiative (NNI), un programme fédéral américain destiné à la recherche et au développement des nanotechnologies, et pour qui le chercheur transhumaniste publie de nombreux rapports. En outre, et nous y reviendrons par la suite, les nanotechnologies, dont la recherche et le développement sont activement soutenus par les transhumanistes, font l’objet de nombreux investissements aux Etats-Unis.

Ce qui n’est, à ses débuts, qu’une simple anticipation de la science-fiction devient ainsi un mouvement institutionnalisé regroupant des milliers d’adhérents de par le monde. Plus encore, certains des aspects du transhumanisme en viennent à intéresser les chercheurs scientifiques et à susciter l’intérêt même des investisseurs industriels et étatiques. La science-fiction s’est fait ici la locomotive du développement scientifique et donne ainsi raison à Rémi Sussan lorsqu’il affirmait que le transhumanisme était de la science-fiction prise au sérieux. Cette réalisation, dans le présent, de ce qui ne faisait autrefois partie que de l’imaginaire fictionnelle, n’est pas sans susciter certaines réticences, notamment en France où le transhumanisme tente, tant bien que mal, d’affirmer de nouvelles valeurs.

Si l’utopie concerne, avec Thomas More, un lieu idéal, mais qui n’en reste pas moins dans l’imaginaire, les transhumanistes entendent, quant à eux, réaliser ici et maintenant l’utopie qu’ils se sont donnée. Comme nous allons le voir, ils ne sont pas seuls dans leur démarche et celle-ci concerne aujourd’hui des enjeux dépassant le seul cadre d’un simple mouvement culturel.

Extrait du Mémoire : le transhumanisme en France, Manon DEBOISE, Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III, Institut d’études politiques – Année 2011/2012

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