L’abolitionnisme

Association Internationale Jacques Ellul / groupe Marseille-Aix ● Année 2011-2012 : Du regard à l’engagement, p. 3

L’abolitionnisme ou l’impératif hédoniste

L’idéologie du bonheur inonde le transhumanisme si l’on en juge au seul titre du manifeste de David Pearce (co-fondateur d’Humanity +), accessible sur internet (1). Qualifiant la nature d’imparfaite au motif qu’elle est « la source de toutes les souffrances », Pearce considère que la technique doit être utilisée pour les neutraliser directement dans le cerveau et ainsi… « rendre tous les hommes heureux ». (2) En clair il cherche à abolir toute souffrance du vivant grâce aux nanotechnologies et à l’ingénierie génétique.

Le mythe du paradis sur terre n’est pas nouveau. L’idée que la technique doit le concrétiser hérite en particulier de l’utilitarisme : le critère de toute action, c’est ce qui maximise le bien-être global. La technique étant ce qui « maximise » à son tour toute action… on comprend sans mal qu’elle devienne la chose la moins critiquée qui soit.

Et quand certains s’y risquent, on les renvoie « à une réflexion classique sur le gouvernement des hommes : pertinence des lois, efficacité des contrôles, etc… A aucun moment la vraie nature du problème – philosophique et éthique – n’est abordée ». (3)

Le recours à la technique n’est plus uniquement justifié par des motifs thérapeutiques (intervenir sur le corps pour limiter ou faire disparaître la souffrance) mais aussi par des arguments d’ordre métaphysique (retarder toujours plus le vieillissement, modifier les états de la conscience, supprimer la mort…). Atteindre ces objectifs nécessitant toute une ingénierie, la formule « impératif hédoniste » prend tout son sens : l’idéologie du bonheur, en se concrétisant par la technique, est susceptible de se muer en totalitarisme.

Or la plupart des intellectuels ne veulent pas le prendre en considération car ils font confiance aux experts et à l’État sur lesquels ils se déresponsabilisent, les chargeant d’évaluer les risques et de préconiser des mesures préventives adéquates, sans jamais réaliser qu’ils sont désormais inféodés à la logique technicienne et qu’ils prennent toujours fait et cause en faveur de « l’innovation technologique ». De nombreux exemples démontrent qu’avant d’être aux ordres de l’économie, la politique obéit à la technique. (4)

L’idéologie du bonheur est aujourd’hui tellement ancrée dans les mentalités qu’elle oriente tout débat sur la technique. Du fait que celle-ci immerge l’homme heureux dans une multitude d’objets et de services à consommer, celui-ci fait abstraction de son être : plongé dans le bien-être, il est réifié, aliéné dans les choses. Le contrôle social vise précisément à le lui cacher. L’idéologie du bonheur inverse donc le réel en conférant aux objets une utilité factice de sorte à compenser chez lui de façon subtile (sur le mode inconscient) la situation de dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis d’eux. (5)

Comment, dans ces conditions, pourrait-il (re)devenir critique à l’égard de la technique ?

Notes :

1 http://www.hedweb.com/hedethic/hedonist.htm

2 L’histoire est en marche puisque des expériences ont déjà été menées, consistant à émettre des impulsions électriques vers certaines zones du cerveau dans le but de provoquer des sensations de bien-être, du sentiment amoureux, de l’euphorie et du plaisir orgasmique.

3 Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 145. Pour d’autres analystes, l’éthique ne disparaît pas du transhumanisme mais ses contours sont devenus extrêmement imprécis du fait qu’elle est désormais conditionnée par la technique (Marina Maestrutti, op. cit. chapitre 7).

4 On n’en citera ici que deux. En 2000, le président Clinton a engagé 500 millions de dollars pour la recherche sur les nanotechnologies sans que la moindre réflexion éthique ait été menée sur leur usage, exactement comme pour l’atome un demi-siècle plus tôt. En 2009, le Parlement européen, qui s’est doté d’un organe chargé de conseiller les députés sur les sujets technologiquement et scientifiquement complexes, a désigné une commission chargée d’étudier les thèses transhumanistes dans le but de préparer une réglementation à l’échelle européenne. Le rapport que celle-ci a établi recommande de ne pas se référer à la notion de « nature humaine », qu’elle considère comme controverse, pour se limiter à celle de « condition humaine »… sans prendre en considération le fait que celle-ci est déjà façonnée par la technique. La politique entérine donc les faits déterminés par la technique (source : Maestrutti, op. cit. p. 184).

5 Métamorphose du bourgeois, op. cit. pp. 294-297 ; Jean Baudrillard Le système des objets, 1967