Le Rapport NBIC

“C’est un moment unique dans l’Histoire des réalisations techniques ; l’amélioration des performances humaines devient possible par l’intégration des technologies.”

La phrase est issue d’un rapport peu banal, rendu public, dans sa version préliminaire, en juin 2002 aux Etats-Unis. Commandité par la National Science Foundation (NSF) et le Department Of Commerce (DOF), le rapport, intitulé ”Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and Cognitive science : Converging Technologies for Improving Human Performance”, dresse un panorama complet de l’état d’avancement des quatre technologies scientifiques les plus prometteuses pour l’avenir de l’Humanité.

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Améliorer l’humain

Ce rapport de 400 pages dresse, via la participation d’une cinquantaine d’experts dans les technologies les plus avancées de la science d’aujourd’hui, un portrait futuriste de l’avenir de notre civilisation.

Pêle-mêle sont évoqués des capteurs susceptibles d’informer les individus qui les portent de leur condition physique ou de la qualité de leur environnement, des robots de taille moléculaire (nanorobots) capables de circuler dans le corps humain, nettoyant les artères ou luttant contre le processus du vieillissement, des machines intelligentes pouvant nous assister au quotidien, ou nous aider à explorer et coloniser l’Espace, ou des interfaces cerveau-machine, qui permettraient de contrôler usines et automobiles par la pensée, mais aussi de communiquer entre humains, via l’interconnexion des cerveaux, créant une véritable « conscience collective » au sein d’un groupe, voire de l’Humanité tout entière.

Regroupés en six thèmes majeurs, parmi lesquels, l’augmentation des capacités cognitives humaines, l’amélioration des capacités physiques et de la santé humaines, ou la sécurité nationale, on évoque des implants bioniques, le contrôle du métabolisme des cellules, des outils automatisés de traduction simultanée ou des traitements permettant à des soldats de se passer de sommeil. Un véritable florilège de perspectives “révolutionnaires”, issues de la convergence des quatre disciplines considérées. Quatre technologies, abrégées en « NBIC », qui sont potentiellement porteuses d’avancées majeures.

NBIC, l’acronyme d’une révolution annoncée

La Nanotechnologie, regroupant l’ensemble des techniques au niveau atomique ou moléculaire, connaît un fort engouement outre-Atlantique, stigmatisé par l’augmentation régulière des fonds attribués à la recherche (plus de 600 millions de dollars en 2002, dans le cadre de la National Nanotechnology Initiative) et l’apparition de nombreuses start-ups ou investisseurs spécialisés.

La Biotechnologie, incluant l’ingénierie génétique, est particulièrement d’actualité, peu après l’annonce de la naissance probable, dans les mois qui viennent, des premiers clones humains.

L’Informatique (incluant ici, d’une façon générale, électronique, télécommunication, robotique ou Intelligence Artificielle), progresse également vite, avec des pistes sérieuses qui pourraient conduire à de nouveaux modes de traitement de l’information, comme l’ordinateur quantique.

Enfin, les sciences Cognitives, dont l’objectif ultime est la compréhension totale du fonctionnement du cerveau humain, et pour lesquelles le décodage du génome humain devrait jouer un rôle majeur.

Au total, quatre voies qui progressent et peuvent chacune apporter de nouvelles solutions, une meilleure compréhension de la vie, ou une meilleure utilisation des ressources. Le rapport, qui ressemble parfois à une anthologie de science-fiction, convainc le lecteur de l’ampleur des mutations susceptibles d’être apportées par les NBIC, « si nous prenons les bonnes décisions maintenant ». « Si la convergence de ces technologies est considérée comme une priorité en matière de recherche et développement », tout ceci est possible « dans les 10 ou 20 prochaines années », pour le plus grand « bénéfice de l’Humanité », expliquent les auteurs, jugeant qu’un « âge d’or », ou même un « tournant de l’Histoire humaine » sont plus que jamais à notre portée.

Une Nouvelle Renaissance

Mais aussi, expliquent les auteurs, les quatre disciplines concernées sont étroitement liées, et ne peuvent désormais être perçues comme autant de spécialités scientifiques hermétiques. La recherche en Nanotechnologie apportera sans doute des avancées fulgurantes dans le domaine de l’Informatique, permettant de palier aux limites prévisibles des procédés traditionnels de gravure des composants électroniques, et de démultiplier les possibilités relatives au traitement de l’information (stockage moléculaire, cryptage quantique…). De la même façon, seuls des ordinateurs plus puissants, adaptés au traitement rapide et pertinent de gigantesques volumes d’informations, peuvent faire progresser de façon significative la compréhension du cerveau humain, et donc les sciences Cognitives. Mais ces dernières, associées aux Biotechnologies, peuvent aussi s’inspirer du fonctionnement biologique animal ou humain pour concevoir de nouveaux algorithmes ou procédés, qui pourraient également conduire à de nouvelles étapes de l’Informatique ou de l’Intelligence Artificielle…

Comme le soutiennent les auteurs du rapport, cette connexité doit entraîner une transformation de l’approche scientifique. “La spécialisation a conduit à la fragmentation des savoirs”, déplorent-ils, ajoutant qu’il est “urgent” d’initier une “Nouvelle Renaissance”, dans laquelle ces différentes disciplines seront “unifiées” pour assurer une “convergence”, nécessitant une mutation profonde de “la notion même de Science”.

Pour atteindre cet objectif, les auteurs préconisent de multiples mesures, parmi lesquels une restructuration des modes d’enseignement (favorisant l’interdisciplinarité et devant aboutir à l’apprentissage conjoint des NBIC), une priorité nationale accordée à la recherche dans ces domaines, ou la création d’un événement annuel de premier plan, similaire aux Jeux Olympiques, et permettant de mesurer l’avancée de la recherche et de ses réalisations concrètes.

Nouvelle science, nouveau marché, nouvelle société

Le rapport n’oublie pas non plus les possibles retombés économiques de l’avènement de ces technologies. Quelques mois après le “crash des dotcoms”, et peu de temps après les spectaculaires scandales financiers Enron et WorldCom, et leurs retombées sur les cours boursiers et celui du dollar, les Etats-Unis semblent aussi à la recherche d’un nouveau souffle. Allen Greenspan, Président de la Réserve Fédérale US, cité dans le rapport, déclarait en 1999 que “la remarquable croissance économique américaine tire ses racines des continuelles avancées technologiques”.

Si le rapport considère la convergence des NBIC comme “cruciale pour l’avenir de l’Humanité”, il n’oublie pas le potentiel économique des secteurs pointus de la recherche, rappelant que “l’économie américaine a largement bénéficié du rapide développement des technologies avancées, permettant d’accroître la compétitivité tout en développant de nouvelles industries”. Innovation et technologie sont donc plus que jamais des vecteurs possibles d’un redémarrage de l’économie états-unienne.

“Il est vital de reconnaître que la supériorité technologique est la base fondamentale de la prospérité économique des Etats-Unis”, martèle Newt Gingrich, l’ancien speaker républicain de la Chambre des Représentants. Ce dernier, reconverti en chantre de la nanotechnologie (il est membre actif de la Nanobusiness Alliance, un lobby créé en 2001, et investit à titre personnel dans les start-ups spécialisées en nanotechnologie), est l’un des experts ayant participé à la rédaction du rapport, dans lequel il introduit une notion politique. “Les Etats-Unis doivent continuer à investir dans les nouvelles sciences, et adapter les systèmes de santé, d’apprentissage et de sécurité nationale à ces changements, pour rester leader en matière de prospérité, de qualité de vie, et de potentiel militaire.”

Car si Gingrich plébiscite “la réforme décisive” de la Santé publique, de l’enseignement ou du mode d’administration gouvernemental, les auteurs du rapport n’hésitent pas, plus globalement, à évoquer l’émergence d’une “nouvelle société”. En définissant de nouvelles pratiques médicales et de nouveaux modes de communication ou d’apprentissage, la science peut se placer au centre de l’organisation future de nos sociétés et tracer “de nouveaux chemins dans toutes les activités majeures, scientifiques, techniques et sociétales.” De nouvelles voies, provenant de la “convergence de technologies centrées sur l’amélioration des performances humaines”.

Vers le « transhumanisme »

Pour autant « l’amélioration de l’humain » ne relève pas que d’une problématique technique. Les aspects éthiques et moraux sont largement absents du rapport. Certes, il est souvent rappelé que “ces développements révolutionnaires doivent être dirigés par le respect du bien-être et de la dignité humaine”, mais cela s’arrête là. Tandis que la plupart des États tentent, avec retard, de s’accorder sur la problématique du clonage reproductif, on comprend la complexité morale induite par les NBIC.

Potentiellement, et précisément par ce qu’il s’agit de modifier ce qui fait l’essence même de l’homme – le fonctionnement de son cerveau et ses aptitudes physiques – les problèmes éthiques sont infinis. Une réflexion en la matière est pourtant déjà conduite, par le mouvement “Transhumaniste”.

Regroupés au sein de l’Association Mondial de Transhumanisme (WTA), un organisme fondé en 1998 et dirigé par Nick Bostrom, un professeur de philosophie de l’Université de Yale, en Angleterre, les “transhumanistes” sont le plus souvent des scientifiques, des sociologues ou des philosophes, “considérant qu’il est possible et souhaitable d’améliorer les capacités humaines d’un point de vue intellectuel, physique ou psychologique, tout en luttant contre le processus de vieillissement”. Mais aussi, et surtout, les Transhumanistes cherchent à étudier “les possibilités et les dangers de l’utilisation de la science et de la technologie pour surpasser les limites humaines”.

Car ce qui manque sans doute dans “NBIC”, c’est la lettre “P”. P comme Philosophie.

Article paru dans Le Monde du 17 juin 2002.
La version publiée peut présenter de légères différences avec l’article ci-dessus.