Cadrage du transhumanisme
Le mouvement transhumaniste émerge dans les années 1980 aux Etats-Unis, berceau de tant de technologies qui ont radicalement modifié nos manières de travailler et nos modes de vie. A ses débuts, il est facile et souvent justifié de confondre les individus qui s’en revendiquent avec la population bigarrée des amateurs de science-fiction et autres geeks.
Mais les années qui suivent montrent une rapide progression de ce mouvement, au vu de sa capacité considérable à mobiliser des financements et de son apparition de plus en plus fréquente dans les médias généralistes.
Aujourd’hui, même les esprits les plus sceptiques ne peuvent raisonnablement refuser d’y accorder une quelconque attention. Et pour cause! Qu’il s’agisse de dangereux manipulateurs du vivant, d’entrepreneurs sans scrupules, de nouveaux utopistes, de lobbyistes réalistes ou de doux rêveurs, les transhumanistes posent au fond une question simple : qu’arrive-t-il à l’être humain en ce début de XXI e siècle, à l’heure où il semble avoir acquis une capacité inédite d’intervention sur sa nature biologique?
D’abord développé aux Etats-Unis à partir des années 1980, le mouvement transhumaniste, encore trop souvent considéré comme relevant de la science-fiction réchauffée cent fois, rassemble des acteurs de plus en plus nombreux et de diverses provenances disciplinaires : des ingénieurs et scientifiques bien sûr, mais aussi des philosophes, des anthropologues, des artistes, etc.
De très nombreuses associations destinées à développer et propager ce mouvement d’idées sont nées aux quatre coins du monde, notamment dans le sillage de Humanity+ (anciennement World Transhumanist Association fondée en 1998 par Nick Bostrom et David Pearce).
En France, l’Association Française Transhumaniste : Technoprog a été officiellement fondée le 8 février 2010, venant structurer et dynamiser une liste de diffusion active en ligne depuis fin novembre 2007.
Précisons d’emblée : le mouvement transhumaniste n’est de loin pas complètement homogène (certains allant jusqu’à dire qu’il y a autant de transhumanismes que de transhumanistes), et rassemble toutes sortes de projets et de tendances différentes, de la cryonique à la robotique en passant par les cyberpunks, l’intelligence artificielle ou encore l’allongement de la durée de vie. Malgré cette diversité de projets et de représentations de l’avenir de l’homme, on peut définir le transhumanisme comme reposant sur deux principes.
Premièrement, il n’y a pas de raison de considérer que l’espèce humaine soit parvenue à la dernière étape de son évolution. Au contraire, et deuxièmement, elle doit aujourd’hui prendre en charge cette évolution à l’aide des technologies dont elle dispose, pour améliorer ses performances physiques, intellectuelles, psychologiques et émotionnelles. En un mot : pour parvenir à un état supérieur d’évolution.
Pour le dire autrement, le transhumaniste se voit comme un être en transition – volontaire et prise en charge – vers une condition post-humaine. Tel est le cœur du mouvement, ce sur quoi tout le monde s’accorde. Et ceci malgré de très fortes différences – entre transhumanistes anglo-saxons et européens notamment.
L’enjeu n’est évidemment pas de savoir si oui ou non les technologies actuelles ou à venir – le registre de la promesse est très fort dans certains discours transhumanistes – sont ou seront en mesure d’améliorer l’humain. Ce sont plutôt les discours sur ce dernier qu’ils véhiculent qui m’intéressent ici. Plus exactement, je tenterai d’élaborer mon propos en me basant sur ce que l’on pourrait appeler le transhumanisme américain radical, s’il est vrai que les discours qu’il émet présentent une radicalité qui permet d’en faire voir rapidement la dynamique. Nous devrons nous contenter de deux points : un mot sur le socle théorique du mouvement, et un mot sur ses acteurs.
Pour le premier point, c’est la convergence des nanotechnologies, biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives (NBIC) qui doit ouvrir la possibilité de fondre l’humain et la machine et permettre au premier d’atteindre une certaine forme d’immortalité. Plus encore, la convergence doit permettre d’accroître les performances humaines dans tous les domaines en permettant la création de nouveaux matériaux, de nouvelles sources d’énergie et de nourriture.
Les espoirs – dont je ne saurais dresser ici la liste exhaustive – portent également sur la lutte contre les maladies et sur une réduction des conflits liés à l’accès aux ressources. Le préfixe nano signifiant milliardième de mètre, voir dix-milliardième de mètre, les nanotechnologies, qui sont la pointe de la convergence NBIC, se caractérisent par la volonté d’atteindre la connaissance – et surtout la capacité d’action – sur les plus petites unités (ou presque) composant la matière concernée : atomes, gènes, bits, neurones. Cette réduction aux plus petits composants devrait permettre, dans un futur paraît-il pas si lointain, de les fondre en une matière indifférenciée et modulable à volonté; d’informatiser les gènes et de biologiser l’informatique par exemple.
Au sujet du second point, retenons que le transhumanisme américain est un large réseau d’acteurs, dont le pouvoir d’action et la capacité à lever des financements (publics et privés) sont particulièrement importants. Si l’on se concentre sur les grandes figures motrices du mouvement, on peut citer d’une part ses ténors, charismatiques et très engagés, par exemple : Aubrey de Grey (spécialiste de la lutte contre le vieillissement), Nick Bostrom déjà cité ou encore, last but not least, Ray Kurzweil, ingénieur, inventeur, patron d’industrie salué et récompensé dans le monde entier.
Mais il faut aussi citer les soutiens fidèles (pas seulement financiers), avec lesquels les premiers entretiennent d’étroites relations, parmi lesquels : Bill Gates (cofondateur et CEO de Microsoft) dont la célèbre phrase « Ray Kurzweil est la personne la plus qualifiée que je connaisse pour prédire l’avenir » orne la quatrième de couverture du livre Humanité 2.0; Larry Page (cofondateur et CEO de Google), ou encore la NASA (Agence spatiale américaine).
Le plus bel exemple des relations étroites qu’entretiennent les deux groupes d’acteurs est bien sûr la Singularity University. Cofondé par Ray Kurzweil en 2009, cet important événement annuel réunissant de nombreux passionnés de technologies réunis par le slogan «assemble, educate, and inspire leaders who understand and develop exponentially advancing technologies to address humanity’s Grand Challenges», a pour sponsor principal Google et a lieu au centre de recherches californien de la NASA.
Pour résumer cette première étape de caractérisation grossière du transhumanisme, du moins de ce que j’en retiens ici, disons qu’il s’agit d’un mouvement puissant, qui place tous ses espoirs dans la technologie pour qu’elle libère l’humanité des grands maux qu’elle connaît, résolve ses grands problèmes à commencer, si possible, par le fait qu’elle est mortelle.
Un véritable paradigme est en train d’émerger et de se structurer, qui remet radicalement en question la conception que nous avons du corps humain (en tant qu’il est soumis à l’épreuve du temps ou de la maladie), et, plus largement, de ce que signifie être un humain.
Extrait Studia philosophica 70/2011, Gabriel Dorthe, p.35-38