Tirer le meilleur parti de l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle pourrait aider l’humanité à surmonter bon nombre des graves problèmes sociaux auxquels elle est confrontée, mais elle lance en même temps une série de défis complexes, notamment sur le plan de l’éthique, des droits de l’homme et de la sécurité. Or, aucun cadre éthique international, s’appliquant à l’ensemble des développements et des applications de l’intelligence artificielle, n’existe à l’heure actuelle. Un instrument normatif international est indispensable.
Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO, répond aux questions de Jasmina Šopova
Pourquoi l’UNESCO s’intéresse-t-elle à l’intelligence artificielle ?
Les experts sont unanimes : l’humanité est au seuil d’une nouvelle ère ; l’intelligence artificielle va transformer nos existences dans une mesure que nous ne pouvons imaginer. Cette transformation a déjà commencé et elle affecte tous les secteurs de notre vie. L’ intelligence artificielle connaît de nombreuses applications dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, la culture, la sécurité, la défense… La recherche a pris un essor considérable ces dernières années : les géants du web (GAFAM), mais aussi de nombreux pays investissent désormais massivement dans l’intelligence artificielle et se font les acteurs de cette « quatrième révolution industrielle ».
L’UNESCO a un vrai rôle à jouer à l’heure de ces mutations. D’abord, parce que les applications de l’intelligence artificielle touchent directement ses domaines de compétence. L’éducation sera profondément transformée par l’intelligence artificielle.
Les outils d’enseignement, les manières d’apprendre, d’accéder à la connaissance, de former les enseignants vont être révolutionnés. La question des compétences à développer pour évoluer dans un monde toujours plus automatisé va devenir de plus en plus centrale.
Dans le domaine de la culture, l’intelligence artificielle est déjà largement sollicitée, par exemple dans l’imagerie 3D utilisée pour la reconstruction du patrimoine, comme nous allons le faire pour la vieille ville de Mossoul en Iraq. Dans les sciences également, notamment dans nos programmes environnementaux et dans la recherche subaquatique, par exemple pour le classement des images de plancton ou la détection et le recensement automatiques des cétacés et des oiseaux marins.
« L’UNESCO a un vrai rôle à jouer à l’heure de ces mutations. Les applications de l’intelligence artificielle touchent directement ses domaines de compétence »
La communication et l’information sont aussi bien sûr directement tributaires des avancées réalisées dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’UNESCO doit mener cette réflexion sur les bénéfices et les risques de l’intelligence artificielle pour l’éducation, la culture, la science, la communication et l’information.
Quels en sont les risques selon vous ?
De manière générale, l’intelligence artificielle peut être une chance fantastique pour la réalisation des objectifs posés par l’Agenda 2030, mais cela suppose de traiter sans plus attendre les questions éthiques qu’elle pose. Une chance, car ses applications aident à avancer plus rapidement vers la réalisation des Objectifs de développement durable – en autorisant une meilleure évaluation des risques, en permettant une meilleure prospective, un partage plus rapide des connaissances, en proposant des solutions innovantes dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’écologie, de l’urbanisme, des industries créatives, en améliorant le niveau de vie et le bien-être quotidien.
Mais c’est aussi une menace, car l’automatisation et la numérisation créent de nouveaux déséquilibres, peuvent diminuer la diversité dans les industries culturelles, bouleversent le marché du travail, engendrent de la précarité, accroissent les disparités entre ceux qui ont accès à ces nouvelles technologies et ceux en sont privés.
C’est là que l’UNESCO a également un rôle à jouer : en tentant de réduire, par le soutien qu’elle apporte à ses États membres, les inégalités dans l’accès au savoir et à la recherche. La fracture technologique risque d’avoir un effet démultiplicateur sur les inégalités sociales. L’UNESCO doit être en mesure d’aider ses États membres à s’adapter aux nouvelles réalités et à accéder au savoir technologique.
Tirer le meilleur parti des avantages sociétaux et économiques de l’IA
Comment l’UNESCO peut-elle concrètement apporter ce soutien ?
L’un des enjeux, pour les États membres, est de pouvoir disposer de matériaux d’ingénierie sophistiqués, à la pointe de l’innovation, ainsi que de compétences humaines suffisantes – des scientifiques et des ingénieurs. Grâce à ses Centres d’éducation et de formation dans le domaine de la science, de la technologie et de l’innovation (STI), son Observatoire mondial des instruments de politique de la science, de la technologie et de l’innovation (GO-SPIN) ou encore son Programme international relatif aux sciences fondamentales (PISF), l’UNESCO est en mesure de fournir un tel soutien – et d’aider à réduire les disparités entre pays.
Quels sont les défis que pose l’intelligence artificielle en matière d’éducation ? Comment l’UNESCO compte-t-elle y répondre ?
C’est un domaine bien sûr essentiel pour l’Organisation. Là encore, la révolution qui s’amorce génère des effets à la fois positifs et négatifs. Des logiciels pédagogiques fondés sur l’intelligence artificielle sont déjà utilisés pour décentraliser l’enseignement, le personnaliser, fournir aux étudiants des conseils sur les curricula ou encore des certifications.
Mais ces technologies sont coûteuses, donc inaccessibles au plus grand nombre : le fossé entre riches et pauvres risque de se creuser encore davantage.
Du fait de son rôle de coordination du Comité directeur ODD – Éducation 2030, chargé de suivre la réalisation de l’Objectif de développement durable 4, dédié à l’éducation, l’UNESCO est en excellente position pour conduire ce travail, en identifiant les possibles contributions de l’intelligence artificielle à une éducation ouverte à tous et en évaluant son impact potentiel sur l’avenir de l’apprentissage.
La promotion d’outils d’IA libres d’accès, qui favoriseront les innovations locales, sera l’une de nos priorités.
Pour préparer les nouvelles générations au nouveau paysage du travail que l’intelligence artificielle est en train de dessiner, il faudra également repenser les programmes éducatifs, en mettant l’accent sur l’enseignement des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, mais aussi en accordant une place de premier ordre aux humanités, aux compétences en matière de philosophie et d’éthique.
Quel est le rapport entre l’intelligence artificielle et la philosophie ou l’éthique ?
Dans leur vie d’adultes, les écoliers et étudiants d’aujourd’hui devront sans doute affronter des problèmes dont la nature nous échappe à l’heure actuelle. Il est difficile de prévoir toutes les évolutions possibles de ces machines de plus en plus sophistiquées qui gagnent chaque jour un peu plus en autonomie, au point de défier, déjà, dans une certaine mesure, l’identité humaine. C’est la raison pour laquelle, des compétences en matière d’éthique, mais aussi dans les sciences sociales et humaines en général, seront tout aussi importantes que celles dans les sciences formelles. Il peut y avoir aussi des biais embarqués dans les systèmes d’IA – notamment des biais de genre – qui requièrent plus de transparence de la part de ces systèmes et de solides principes éthiques pour les corriger.
Pourquoi est-il difficile de prévoir les futures évolutions de l’intelligence artificielle ?
La recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle avance à très grande vitesse, tandis que les environnements juridiques, sociaux et éthiques qui devraient l’encadrer évoluent très lentement. Jusqu’où peut aller l’autonomie d’une machine et son pouvoir de décision ? En cas d’accident, qui porte la responsabilité ? Et qui décide des valeurs inculquées aux machines durant ce qu’on appelle leur « apprentissage » ? Ces questions, parmi bien d’autres, restent aujourd’hui sans réponse.
On a constaté, par exemple, que des algorithmes formés au langage humain ordinaire avaient acquis des préjugés fondés sur des stéréotypes à partir de données textuelles présentes dans notre culture de tous les jours. Comment ne pas s’inquiéter du danger de voir apparaître des machines au comportement discriminatoire, raciste ou hostile ?
Il y a des raisons de s’inquiéter à bien d’autre égards aussi : protection de la vie privée et publicité ciblée sur l’Internet ; liberté d’expression et algorithmes de censure ; journalisme automatisé et monopole de l’information…
Même si la recherche fondamentale en la matière est, dans l’ensemble, motivée par le bien-être, des dérives involontaires, mais volontaires aussi, sont toujours possibles. C’est la raison pour laquelle il est impératif de s’assurer que cette technologie se développe suivant des normes éthiques rigoureusement établies.
Intelligence Artificielle : dimensions socio-économiques, politiques et éthiques
Que peut faire l’UNESCO sur ce plan?
Si nous voulons tirer le meilleur parti des possibilités offertes par l’intelligence artificielle pour le monde entier, nous devons veiller à ce qu’elle soit au service de l’humanité, dans le respect de la dignité et des droits de l’homme.
Or, aucun cadre éthique international, s’appliquant à l’ensemble des développements et des applications de l’intelligence artificielle, n’existe à l’heure actuelle.
L’UNESCO est ce forum universel unique qui dispose d’une expérience de plus de vingt ans dans l’élaboration d’instruments internationaux relatifs à la bioéthique et à l’éthique des sciences et des technologies. Elle peut également s’appuyer sur deux organes consultatifs d’experts qui travaillent activement sur ces questions : la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST) et le Comité international de bioéthique (CIB).
Il est de notre responsabilité de mener un débat universel et éclairé – pas un débat technique mais bien éthique – afin d’entrer dans cette nouvelle ère les yeux grands ouverts, sans sacrifier les valeurs qui sont les nôtres et permettre, si les États membres le souhaitent, d’aboutir à un socle commun de principes éthiques.
À qui appartient la prise de décision ?Décisions humaines : réflexions sur l’intelligence artificielle, 2018 Le phénomène des données de masse (big data) et le tournant des systèmes d’apprentissage profond ont fait de l’intelligence artificielle l’une des tendances technologiques les plus débattues du moment, du fait de ses répercussions sur les individus et les cultures. Les aspects techniques de l’intelligence artificielle ont de quoi fasciner, mais certains craignent qu’elle ne finisse par éclipser l’intelligence humaine. Même en acceptant l’idée qu’elle puisse faire progresser l’humanité, il nous faut anticiper les dangers d’une IA devenue incontrôlable, et prendre conscience de ses implications éthiques. Vaste sujet, intéressant à la fois la philosophie, les mathématiques, les sciences, l’informatique et l’ingénierie, que Netexplo, un observatoire indépendant partenaire de l’UNESCO, scrute avec attention. En 2015, l’UNESCO et Netexplo ont créé un conseil consultatif commun, l’UNAB. Ce réseau de professeurs, conférenciers et chercheurs venus des plus grandes universités du monde a pour mission d’analyser les tendances de la technologie numérique et en particulier l’intelligence artificielle. En 2018, l’UNAB a publié Human Decisions : Thoughts on AI [Décisions humaines : réflexions sur l’intelligence artificielle], un recueil d’analyses qui a pour objectif de susciter une réflexion sur les défis les plus cruciaux en matière d’IA et d’en saisir les ressorts sous-jacents. Les humains confient-t-il délibérément à l’intelligence artificielle leurs pouvoirs de décision ? L’ intelligence artificielle est-elle vue en tant que substitut de l’homme ? Quelle mesures potentielles de protection contre les dérives de l’intelligence artificielle? Voici quelques-unes des questions examinées dans cet ouvrage. Elle s’ajoutent aux points de vue développés par Netexplo, qui mettent en regard différents scénarios. Par-delà les points de vue, une question revient de façon lancinante : celle de la prise de décision. Avons-nous déjà renoncé à l’autorité que nous confère la maîtrise de la machine ? Et si l’intelligence artificielle finissait par contrôler le comportement des hommes sans leur participation ? Dans ce cas, qui (ou quoi) participera à la prise de décision ? Si certains experts craignent que l’emprise de l’intelligence artificielle ne nous conduise à un système interconnecté qui verrait notre intelligence subordonnée à celle des machines, d’autres restent persuadés que nos connaissances informatiques actuelles sont encore trop limitées pour justifier une telle peur de l’inconnu. Selon eux, il n’est pas question de compétition, mais de coopération entre intelligence artificielle et genre humain. |
Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2018
Extrait: « La promotion d’outils d’IA libres d’accès, qui favoriseront les innovations locales, sera l’une de nos priorités. »
C’est une mesure de bon sens. Il serait par exemple intéressant de développer des systèmes expert libre d’accès à l’attention des acteurs de l’économie sociale et solidaire.Et puisqu’on en parle, pourquoi est-ce que les transhumanistes ne le font pas aussi?
A ce propos, l’un des doctrines transhumanistes, les principes extropiens, s’appliquent très bien à l’action. Relisons les rapidement (http://editions-hache.com/essais/more/more1.html). Je reproduit deux extraits particulièrement intéressant:
1) Dans « Technologie intelligente »: « Nous privilégions les technologies pour les bénéfices qu’elles peuvent apporter. Nous ne recherchons pas le développement technologique pour lui-même. La technologie intelligente, ça n’est pas seulement utiliser la technologie pour amplifier nos capacités, mais c’est aussi concevoir des outils et des techniques qui nous conviennent et ne nous forcent pas à nous adapter à elles. »
2) Dans « Société ouverte »: « Nous n’avons pas besoin de l’idée technocratique de contrôle central coercitif par des experts auto-proclamés. Aucun groupe d’experts ne peut comprendre et contrôler la complexité sans fin de l’économie et de la société, composées d’autres individus comme eux-mêmes. Contrairement aux utopistes de tous bords, les extropiens ne cherchent pas à contrôler en détail la vies des gens, ou les formes et les fonctions des institutions, selon un grand plan directeur. »
Il existe un certain nombre d’organisations transhumanistes, avec de nombreux informaticiens compétents et elles ne sont pas sans le sou. Elles pourraient par exemple développer des logiciels libres d’accès permettant de concevoir l’un ou autre équipement augmentique dont les transhumanistes promeuvent le développement. Et tant qu’à faire, autant créer des logiciels pour les produire à l’aide de robots ou imprimantes 3D.
Les utilisateurs de ces logiciels ne seraient pas forcément isolés. Les logiciels mis en oeuvre dans le cadre de l’économie contributive permettent justement aux consommateurs de collaborer à la réalisation de logiciel, alors pourquoi ne collaboreraient-ils pas au développement d’équipement tangible?
Visionnez les vidéos de Projet démocratie libre (http://www.democratie-libre.org/documentation.php). Surtout celle de Clay Shirky.
L’Etat est affaibli. Les transhumanistes ont du mal à promouvoir leurs objectifs et idéaux par l’action directe. La foule ne supporte plus son impuissance.
Dans ce contexte, la stratégie pertinente ne sera-t-elle pas la suivant:
– créer la culture (informer sur les technologies augmentiques)
– donner les moyens (les outils IA libres d’accès)
– laisser faire (les prosommateurs informés savent mieux que les activistes transhumanistes de quelle technologie d’augmentation ils ont besoin et avec quelles spécifications)