La démocratie à l’épreuve du posthumain : médicalisation de la société, dépolitisation de la perfectibilité
Nicolas Le Dévédec, Congrès AFSP 2009
A l’heure où les avancées technoscientifiques et biomédicales sont porteuses de « l’idée jusque-là inouïe, d’une plasticité intégrale de l’homme » [Hunyadi, 2004, p. 24], à l’heure encore où d’aucuns célèbrent l’avènement irrésistible d’un être plus qu’humain [Ramez, 2005], entièrement « revu et corrigé par la technique », rendu comme maître et possesseur de sa propre nature, quand d’autres s’inquiètent a contrario d’une fin de l’être humain imminente par son auto-transformation technologique intégrale [Fukuyama, 2002], il est clair qu’au-delà des fantasmes – mais ils ont en soi valeur de symptômes – le sentiment de vivre aujourd’hui une rupture est manifeste. C’est ce sentiment que catalysent les termes « posthumain » et « post-humanisme » en vogue depuis plusieurs années. Au-delà de l’effet de mode dont ces termes sont porteurs, notre position consiste à prendre au sérieux ce sentiment de rupture qu’ils visent à marquer, pour tenter à travers lui de poser un questionnement d’ordre anthropologique et civilisationnel.
Ce questionnement prend pour ancrage l’idée de perfectibilité humaine. Consécutif à l’avènement de la modernité, cet imaginaire de la perfectibilité humaine synthétise pleinement la force et l’originalité de la philosophie humaniste des Lumières. En pensant en effet l’être humain comme un être capable de s’améliorer, les Lumières le définissent comme un être fondamentalement indéterminé. Aucune essence, naturelle ou divine, ne le détermine. Entièrement défini par sa volonté propre et son autonomie, l’être humain n’est que ce qu’il se fait lui-même. Par contraste avec les pensées grecque et chrétienne pour lesquelles l’être humain trouve toujours ailleurs qu’en lui-même son fondement (cosmologique ou divin), cet imaginaire de la perfectibilité ouvre à l’être humain la possibilité d’agir réflexivement sur lui- même et sur le monde. Il possède autrement dit une portée proprement révolutionnaire, permettant de concevoir et d’encourager une émancipation humaine terrestre, par des moyens proprement humains.
Qu’en est-il alors aujourd’hui de cet imaginaire ? Qu’implique l’idée de posthumanisme relativement à cette croyance en la perfectibilité de l’être humain ? Pour tenter de répondre à ces questions, précisons que notre réflexion prend pour observatoire sociologique les sciences humaines et sociales en tant que telles. Elles constituent selon nous l’objet tout désigné de cette réflexion dans la mesure où, en tant qu’elles sont nées de la crise de légitimation que connaît l’Occident au sortir du Moyen-âge, ce sont elles qui ont été les vecteurs principaux de cet imaginaire de la perfectibilité humaine. Elles ont en effet hérité dès leur naissance de cette responsabilité de proposer une réponse à cette crise, de contribuer donc à l’orientation normative de la société [cf., Freitag, 1998]. Comme le souligne ainsi très bien Karin Knorr Cetina : « Les idéaux du siècle des lumières sont à l’origine de la foi dans la perfectibilité humaine et dans le rôle salvateur de la société, qui constituent les fondements moraux des sciences humaines et sociales. » [Cetina, 2005, 31] L’imaginaire de la perfectibilité humaine constitue en somme leur soubassement idéologique essentiel. Dans cette perspective, quelle représentation les sciences humaines et sociales se font-elles aujourd’hui de la perfectibilité humaine ? Et quelles en sont alors les conséquences politiques ? Autrement dit, en tant que leur conception de l’être humain, de la société et de l’historicité n’est pas neutre, quelle forme d’émancipation promeuvent-elles effectivement ?
Notre thèse se résume à l’idée que nombre d’approches théoriques contemporaines sont porteuses d’une conception essentiellement instrumentale ou technoscientifique de la perfectibilité humaine, occultant son versant éthico-politique central dans la pensée des Lumières. Soustraite de toute indétermination social-historique, la perfectibilité humaine tend en effet chez de nombreux penseurs et courants contemporains à être associée, souvent implicitement, à une sorte de loi techno-logique qui déclasserait tout volontarisme politique. Cette conception réifiée de la perfectibilité conduit alors les sciences humaines et sociales à promouvoir un modèle d’émancipation essentiellement adaptatif, aux antipodes de cette quête d’autonomie sociale et politique, individuelle et collective, au fondement de l’idéal démocratique. Il ne s’agit pour ainsi dire plus d’encourager l’amélioration de l’être humain dans et par la société, par des moyens sociaux et politiques, il s’agit davantage, dans une perspective résolument post-sociale et biocentrée, de transformer l’être humain lui-même, par des moyens technoscientifiques. Telle est selon nous la mutation majeure de l’idée de perfectibilité humaine que cette communication tentera d’étayer en brossant, dans un esprit avant tout synthétique, le parcours socio-historique de cet imaginaire, de la philosophie des Lumières aux sciences humaines et sociales contemporaines.