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Lettres à mes parents sur le monde de demain – « Google : la vie privée est une anomalie »

Lettres à mes parents sur le monde de demain

Les parents d’hier transmettaient à leurs enfants le savoir du passé pour les préparer à l’avenir. Les enfants d’aujourd’hui initient leurs géniteurs aux nouvelles technologies pour qu’ils ne soient pas complètement perdus dans le monde de demain. Emile, 27 ans, vit depuis plus de six mois à San Francisco, où il travaille pour UbiFrance, qui aide les PME hexagonales à se développer en Californie. La vingtaine de lettres qu’il écrit à ses parents durant un an nous révèle les bouleversements en cours dans tous les champs de la connaissance.

Des steaks de synthèse, aux cerveaux augmentés par l’intelligence artificielle, des automates remplaçant les travailleurs, aux cours en ligne remplaçant les enseignants, des drones livrant les colis, à l’argent virtuel, en passant par l’utopie libertarienne de techno-paradis offshore affranchis de tout contrôle par les États : c’est le rêve ou le cauchemar d’un monde nouveau qui s’invente sous nos yeux dans les labos de la Silicon Valley.

En prêtant à Emile, dans une langue compréhensible par tous, son expertise, ses enquêtes de terrain et ses interrogations, Dominique Nora nous raconte de la manière la plus vivante ces innovations de rupture qui vont transformer notre vie quotidienne : une manière originale de nous offrir à la fois l’antisèche des parents et l’encyclopédie des ados…

Extraits de « Lettres à mes parents sur le monde de demain », de Dominique Nora, aux éditions Grasset, 2015 :

Qui a besoin de la démocratie quand on a des données ?

J’ai profité d’un peu de temps libre pour surfer encore sur la Big Data mania. Et j’en ai conclu que le concept même de « vie privée » semble de plus en plus dépassé. D’ailleurs Vint Cerf, l’un des principaux architectes de l’ancêtre d’Internet (Arpanet), devenu Evangéliste en chef chez Google, a déclaré l’an dernier devant la Federal Trade Commission : « La vie privée est un concept qui a émergé lors du boom urbain de la révolution industrielle. Si bien que cela pourrait très bien n’être qu’une anomalie. »

Je vois déjà à quel point ma génération et la suivante sont prêtes à exposer sur les réseaux sociaux des choses que vous, les parents, estimez indécentes : photos, goûts, sentiments, sorties, soirées, voyages… Et aucun d’entre nous ne trouve anormal que Netflix ou Amazon sache tout de nos goûts culturels, car cela permet à leur moteur de nous conseiller tel livre ou tel film, en fonction de nos inclinations.

Cette fonctionnalité est d’ailleurs devenue l’un de leurs atouts compétitifs clés.

Or, à l’ère du Big Data, on passe encore au stade supérieur de la transparence : consentant ou non, on sera tous à poil ! J’ai lu sur le Net qu’un père de famille américain avait appris que sa fille mineure était enceinte, en tombant, par hasard, sur un email qui lui était destiné vantant des produits marketing ciblés. Charmant ! Mais au moins, dans ce cas-là, l’intrusion dans la vie privée est patente. A l’avenir, elle risque de l’être de moins en moins. On sait déjà que la NSA et les organismes gouvernementaux américains en général, font peu de cas du droit à la privacy.

Les pratiques du GAFA et de leurs semblables ne valent guère mieux. Il y a quelques années, Facebook a par exemple essayé d’introduire une fonctionnalité qui, sans autorisation préalable de l’usager, recommandait d’office les produits qu’il aimait à tous ses amis ! Devant le tollé, Mark Zuckerberg a finalement dû s’en excuser et y renoncer. Mais les grandes plates-formes internet testent en permanence les limites de la tolérance de leurs utilisateurs aux intrusions dans leur vie quotidienne.

Quant à Google, sa gestion des data constitue une véritable « boîte noire », selon l’expression d’Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés française. Un vrai problème, dans la mesure où Google n’a pas seulement pris le contrôle de notre ordinateur et de notre smartphone, à travers son moteur de recherche, ses applications email, ses cartes de navigation ou son système d’exploitation Android. Mais propose aussi des services dans les domaines de la santé, la domotique, la robotique et l’intelligence artificielle.

En fait, à l’ère du numérique, le modèle d’affaire de la plupart des sociétés qui vous proposent des services gratuits, c’est la revente de vos données. Autrement dit : « Si le service est gratuit… C’est que le produit, c’est vous ! » Un adage qui concerne aussi les start-up françaises d’objets connectés. La question est ensuite de savoir si ces informations sont – ou non – anonymisées, comme le prévoit la loi française.

Un article très critique d’un site de gauche américain, Nation of Change, drôlement titré Invasion of the Data Snatchers, soulignait récemment à quel point l’Internet des objets usuels peut devenir un outil de surveillance. Selon les auteurs, certaines télés intelligentes dévoilent déjà aux opérateurs quels programmes leur propriétaire regarde, et à quel moment il zappe. « Est-ce que nos habitudes alimentaires, collectées par notre frigo intelligent, seront repackagées et vendues aux assureurs comme des indicateurs de santé, pour déterminer les tarifs à payer ? Est-ce que nos lampes intelligentes informeront les compagnies pharmaceutiques de l’identité des propriétaires insomniaques ? » se demandent-ils encore.

Il faut dire qu’aux Etats-Unis, l’agrégation de données est déjà devenue un business important pour des plates-formes peu connues du grand public, comme Acxiom, Experian ou Datalogix. Ces sociétés achètent un maximum de bases de données aux banques, sites de voyages, commerçants en ligne, ou même aux administrations publiques (aux Etats-Unis, le département responsable des permis de conduire revend ses infos, paraît-il !). Ensuite, elles se font fort de triturer ces bases de données pour commercialiser les infos pertinentes à des tiers. Pas un internaute américain n’y échappe. Mais les applications vont bien au-delà de la sphère commerciale. Orwell était en deçà de la vérité dans 1984. A l’avenir, on risque carrément de passer à Minority Report. Si vous n’avez pas vu ce film, louez-le. C’est l’histoire d’un département de « pré-crime », qui à travers les visions d’étranges mutants, arrête et emprisonne sans autre forme de procès les citoyens qui s’apprêtent à perpétrer un meurtre.

Parce que non seulement les données massives permettent de savoir qui vous êtes, ce que vous aimez ou ce que vous consommez… mais elles serviront même à prédire ce que vous ferez demain ou après-demain. Eric Schmidt, le patron de Google, n’a-t-il pas un jour expliqué avec candeur : « Nous savons où vous êtes. Où vous avez été. Nous pouvons plus ou moins savoir ce à quoi vous pensez…  » ?

Apparemment, une compagnie d’assurances de New York utilise déjà des données massives pour prédire les risques d’incendie dans certains quartiers, selon des critères comme la vétusté des immeubles ou le niveau de vie des occupants. Et la police de Chicago utilise des programmes informatiques pour repérer à l’avance les lieux et périodes où des troubles sont les plus susceptibles d’advenir. Et bientôt les personnes les plus susceptibles de les commettre ?

Ce genre de trucs passera plus difficilement en Europe, même à ma génération. On est le seul continent où les internautes ont réclamé et réussi à faire imposer à Google un « droit à l’oubli » (en fait, la suppression de liens internet les concernant). Mais, vu l’emprise internationale croissante des seigneurs américains du Net, les Européens auront-ils les moyens de défendre leur conception plus « droit-de-l’hommiste » de la vie privée et des données personnelles ? D’autant qu’à côté du GAFA, se profile son pendant chinois : le « BAT » pour Baidu, Alibaba, Tencent…

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