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Est-on plus heureux grâce à la technologie ?

L’emballement du progrès scientifique et technique à l’horizon 2020 exige de notre part une responsabilité accrue face aux menaces que font peser sur nos sociétés les moyens technologiques de manipulation de l’homme par l’homme.

Les frontières traditionnelles entre disciplines s’estompent. Les mariages pluridisciplinaires sont désormais la règle. Les enjeux stratégiques des convergences entre info, bio, Nano et écotechnologies soulignent la nécessité et l’urgence d’actions à entreprendre dans les domaines de la formation, de la compétitivité industrielle et du renouvellement de nos méthodes de prospective. Nous continuons en effet à privilégier l’extrapolation linéaire à une prospective systémique tenant compte de l’interdépendance des facteurs et des convergences technologiques.

Mais il y a plus grave. Face à la complexité, notre approche reste analytique et fragmentaire. Face aux demandes de la formation, notre enseignement demeure axé sur les disciplines traditionnelles et sur la linéarité des programmes. Quant aux impacts de ces convergences technologiques sur les populations, nous avons des difficultés à communiquer sur la différence entre le risque individuellement choisi et les risques socialement imposés, ainsi que sur la mise en pratique du principe de précaution.

De nouveaux problèmes naissent, liés aux libertés individuelles. Nous sommes déjà menacés par la traçabilité de nos mobiles ou de nos achats sur Internet. En 2020, notre vie privée ne sera plus, sans doute, qu’un «compromis négociable», et les tests ADN, largement répandus, créeront de graves problèmes familiaux ainsi que des risques de discrimination à l’emploi ou pour la souscription d’une police d’assurances.

Mais il y a plus inquiétant. Grâce à la « biotique », le pouvoir des scientifiques et des technologues va encore s’accroître. En effet, il s’agira désormais d’hybridation de puces électroniques à l’intérieur même du corps humain et d’extension du corps humain vers des moyens de communication extérieurs. Nous assisterons en quelque sorte à une « machinisation » du biologique et à une «biologisation» des machines. L’interface entre les deux deviendra de plus en plus floue. L’homme devra alors se poser la question de son identité. Qui est l’«homme», s’il est fait de biopuces implantables, de tissus greffés provenant de l’ingénierie tissulaire? Qui est-il, s’il peut être coextensif en permanence à d’autres corps par l’intermédiaire des réseaux ? L’homme de 2020 ou de 2050 continuera-t-il d’être mesuré à l’aune de l’humain ou à celle de la machine?

Est-on plus heureux grâce à la technologie? Je n’en suis pas certain. La technologie crée souvent un climat anxiogène, d’urgence, de nécessité de maîtrise des outils. Qui, aujourd’hui, ne se plaint pas de la quantité d’e-mails reçus, des sollicitations de son mobile, de l’excès d’informations télévisées, transmises par Internet, ou de l’œil de « Big Brother » matérialisé par la surveillance biométrique ou l’ubiquité des caméras dans les lieux publics ? Le grand luxe, demain, sera peut-être d’être « débranché » pour éviter l’« infopollution ». Ou pour prendre simplement le temps de penser. Sans doute devrons-nous préférer un excès de sagesse à un trop-plein d’informations !

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Cette lancinante question du « bonheur » que procureraient les technologies doit être posée, me semble-t-il, dans le cadre d’une réflexion humaniste et citoyenne. Le bonheur est une construction et une conception personnelles. Le bonheur collectif repose, lui, en partie, sur la perception des risques et la capacité à gérer ceux liés à la vie. Or, nous vivons dans des sociétés de «mise en scène de la peur* ».

Une mise en scène qui sert des intérêts politiques, médiatiques, juridiques ou industriels. Il est difficile de ne pas se laisser manipuler et de garder toute sa clairvoyance alors que le risque est quotidien : la peur du manque, de la rareté (entretenue par certains), du terrorisme, des catastrophes écologiques ou biologiques. Mais aussi la perception profonde des inégalités, de l’égoïsme des plus riches, des fossés économiques et numériques qui appellent constamment notre attention devant le malheur des défavorisés.

C’est pourquoi une des grandes questions que posent les développements technologiques à l’échéance de 2020 reste celle de l’éducation. Pour appréhender la légitimité ou non des risques, il nous faut les comprendre et les évaluer afin d’exercer notre responsabilité citoyenne. L’éducation moderne doit aborder la transmission des connaissances par la synthèse et non seulement par l’analyse. Il s’agit là d’une vision multidisciplinaire et multifonctionnelle de la connaissance, une intégration des informations dans des savoirs, des savoirs dans des connaissances et des connaissances dans des cultures.

Il existe en effet une grande différence entre l’information et la communication. La première peut se faire en temps réel et à l’échelle mondiale. La seconde nécessite une intégration, une médiation humaine, une relation sociale, de la durée. Les TIC (technologies de l’information et de la communication) et Internet démultiplient les moyens d’information instantanés, mais favorisent-ils la communication humaine, donnent ils du sens au lien social? C’est toute la question. La perte de sens peut conduire à un certain désenchantement vis-à-vis de la technologie envahissante, on le constate aujourd’hui. Un décalage amplifié par la rapidité du marché à s’emparer des nouvelles techniques et des nouveaux outils. Étant donné la fluidité créée par la société du numérique et par les possibilités qu’ouvre le monde virtuel, le marché propose des objets et des produits servant à satisfaire plus souvent des «désirs» que des nécessités. Ces offres correspondent-elles à des besoins fondamentaux de la société ou seulement à des désirs passagers nourris par les fantasmes que suscite la publicité ?

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Face à ces incertitudes, nous avons besoin d’autres dimensions, notamment éthiques. Les grands secteurs scientifiques et techniques ne pourront s’épanouir sans satisfaire ces légitimes préoccupations. Ainsi, une «info-éthique» devra nous guider dans l’accès à l’information, la protection de la vie privée ou l’épanouissement de la personnalité. La «bioéthique» contribue déjà à dessiner les limites des pouvoirs que nous accordent la génomique et la transgenèse. Tandis qu’une « éco-éthique » pourra nous aider à devenir des «éco-citoyens» soucieux de léguer à leurs enfants une Terre préservée.

Une telle perspective sous-entend que notre attitude face à la science et à la technique ne soit plus seulement de nature « optimiste » ou « pessimiste », mais à la fois pragmatique, constructive et responsable. En tant qu’objet et sujet de la révolution biologique, l’homme tient entre ses mains l’avenir de l’espèce humaine. Il se situe à la charnière d’un «nano-monde» qui le détermine en partie et d’un «macro-monde» sur lequel il agit et qui, en retour, conditionne son existence. Sa vie dépend du moléculaire et du microscopique : protéines, gènes, cellules. Mais elle dépend aussi, collectivement, de son action sur la société humaine et sur l’écosystème, bases de son développement et de son avenir.

Une des meilleures façons de prédire 2020 – et d’en avoir envie –, c’est encore d’inventer solidairement cet avenir incertain, dans le respect des valeurs d’un nouvel humanisme technologique.

Joël DE ROSNAY, 2020 : Les Scénarios du futur, Des Idées & des Hommes, 2007 p. 247-256

* Leyla Dakhli, Christian Losson, Valérie Peugeot, Roger Sueet Georges Vigarello, Gouverner par la peur, Fayard, collection« Transversales », 2007.

http://www.scenarios2020.com/