Le transhumanisme, ce nouvel eugénisme ?
Entretien croisé entre deux philosophes : Danielle Moyse et Olivier Rey
Le transhumanisme apparaît de façon récurrente dans l’actualité : neurosciences, intelligence artificielle, robotique, séquençage de l’ADN, autant d’ « avancées » qui sont les parties émergées de l’iceberg. Gènéthique se penche ce mois-ci sur les fondements de ce courant qui prend de plus en plus de place dans notre vie quotidienne et semble être une résurgence de la pensée eugéniste. Deux philosophes, respectivement spécialistes de ces courants, livrent leurs réflexions sur les convergences entre eugénisme et transhumanisme.
Gènéthique : Pouvez-vous donner, chacun selon votre spécialité, une définition de l’eugénisme et du transhumanisme en rappelant les sources historiques et philosophiques de ces courants ?
D. Moyse: Historiquement, l’eugénisme est né sous l’impulsion de Francis Galton, le cousin de Darwin, au XIX ème,et son projet était « d’améliorer l’homme ». On voit donc aussitôt que l’eugénisme est, dans une certaine mesure, la forme initiale de l’intention d’ « augmenter l’homme » ! L’eugénisme s’est déployé sous deux formes, dites « positive » et « négative ». La première relevait de l’intention de produire les hommes les « meilleurs », par croisement des « spécimens humains » eux-mêmes supposés dotés d’aptitudes excellentes. La forme négative se manifestant de son côté par l’élimination des « moins bons », par le moyen de la stérilisation notamment.
Il convient d’insister sur le fait que l’eugénisme n’est nullement réductible à ses exactions ostensiblement criminelles, et qu’il ne fut pas du tout l’apanage des régimes politiques totalitaires, en particulier fascistes. Bien souvent, nous confondons l’eugénisme avec ses seules exactions nazies. De sorte que nous échouons à en repérer les manifestations à chaque fois que le lien avec ce régime épouvantable n’est pas évident. Pourtant, il est indispensable de rappeler que l’eugénisme nazi n’est que l’exacerbation monstrueuse d’un phénomène beaucoup plus large.
Ainsi, dans les années trente, des scientifiques de renom se sont dits à la fois eugénistes, et hostiles au racisme. En 1939 par exemple, Jean Rostand se fait le défenseur d’une « eugénique » universaliste opposée à la théorie de l’inégalité des races. « Il nous paraît essentiel, disait-il, de dissocier le mensonge raciste de la vérité eugénique. »[1] Il faut encore ajouter que l’eugénisme n’est pas spécialement l’apanage de « la droite » et qu’il fut soutenu par d’éminentes personnalités « de gauche ».
La réduction de l’eugénisme à ses concrétisations clairement violentes empêche donc de voir en quoi l’eugénisme peut bien encore nous concerner aujourd’hui. Il est vrai que, désormais, la tentative de produire des enfants par association des spécimens humains conformes à un idéal préétabli semble devenue marginale. Quelques cliniques où l’on choisit des géniteurs en fonction de caractéristiques génétiques apparaissent en Amérique comme la version actuelle des Lebensborn, mais ce n’est pas un phénomène massif.
En revanche, la sélection des naissances et l’élimination anténatale de certains enfants à naître est bel et bien massive en cas de repérage de certaines pathologies. Particulièrement lorsque la trisomie 21 est détectée. Ici, il ne s’agit pas de produire un enfant conforme à un idéal, mais la « normalité » est bien le critère à partir duquel se déploie un « sélectionnisme », terme que Vacher de Lapouge (raciste et socialiste, l’un n’excluant pas l’autre !) employait comme terme strictement synonyme du terme d’eugénisme. Il ne s’agit pas de vouloir un enfant parfait et augmenté de caractéristiques extraordinaires, mais d’éliminer les enfants « anormaux » au stade prénatal.
En l’occurrence, il n’est tout de même pas inutile de rappeler que la figure de l’enfant « mongolien » renvoie tout de même à un imaginaire raciste, puisque selon la théorie de Down, qui avait d’abord identifié le syndrome, le « mongolien » correspondait à la résurgence de « formes archaïques » et « asiatiques » (!) de l’humanité au cœur de la race blanche.
Il est très évident que ce n’est pas du tout pour des motifs racistes que l’interruption médicale de grossesse est devenue un phénomène si répandu en cas de dépistage de la trisomie 21, mais il n’est quand même pas exclu que cet imaginaire continue à être agissant même si nous n’en avons pas conscience. On parle encore, dans les pays anglo-saxons du « syndrome de Down »…
Au-delà des manifestations historiques de l’eugénisme, il faut bien comprendre, comme je l’ai expliqué dans mon livre Bien naître- bien être – bien mourir, Propos sur l’eugénisme et l‘euthanasie [2], que ce phénomène a lui-même été rendu possible par une certaine vision de l’homme qui s’est notamment émancipée de l’idée médiévale suivant laquelle l’homme était « enfant de Dieu ».
Avec la philosophie moderne, nous allons progressivement nous concevoir comme « sujet », ainsi que cela se dessine chez Descartes, avant de se déclarer explicitement chez Kant. Le « sujet », sub-jectum, c’est étymologiquement, le fondement, ce qui est jeté sous autre chose pour en constituer la base. Nous pouvons comprendre, à partir de là, que l’homme se conçoive comme le fondement de lui-même, et bientôt comme le créateur de lui-même. Dans un tel horizon, il finit même par vouloir se transformer…
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Revue Gènéthique, Lettre mensuelle n° 170, nov. 2014
Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Agrégée de l’Université et titulaire d’un Doctorat, elle est chercheuse associée à l’IRIS, ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction de critères de santé. Elle est chroniqueuse dans le supplément « Sciences et éthique » du journal La Croix et réalise des chroniques audiovisuelles sur le site philosophies.tv
Olivier Rey est chercheur au CNRS. Il est passé des mathématiques, qu’il a enseignées à l’École polytechnique, à la philosophie, qu’il enseigne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, il a publié en 2014 un roman, Après la chute (Ed. G. de Roux), et un essai, Une question de taille (Ed. Stock).