Le transhumanisme en France
Mémoire par Manon DEBOISE
Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III
Institut d’études politiques – Année 2011/2012
Résumé : Les évolutions de la science et des techniques font naître de multiples fantasmes quant aux possibilités d’agir sur le monde mais également sur la nature même de l’homme. Dans ce contexte, le transhumanisme est un mouvement culturel qui ambitionne de dépasser la nature humaine en augmentant les performances intellectuelles, physiques et sensorielles de l’individu grâce à l’usage des nouvelles technologies, jusqu’à faire entrer l’humanité dans une nouvelle étape de son évolution. Porté par les politiques scientifiques américaines, ce fantasme tout droit sorti des œuvres de science-fiction est en passe de devenir réalité. Encore peu connu du grand public en France, le transhumanisme commence cependant à entrer dans le débat intellectuel français et suscite alors de vives réactions. Le projet transhumaniste est en effet porteur d’une certaine vision de l’homme : devenu entrepreneur de lui-même, l’individu, techniquement perfectible, devient son propre créateur jusqu’à dépasser les déterminismes de son existence. Cette vision de l’homme n’est pas sans interroger nos valeurs françaises qui sont tout autant de limites à l’expansion du mouvement transhumaniste en France.
SOMMAIRE
PARTIE I : D’UN POSTULAT TECHNOFUTURISTE AMERICAIN A L’ARRIVEE MITIGEE EN FRANCE D’UN MOUVEMENT INSTITUTIONNALISE.
Chapitre I – L’univers technofuturiste américain : un creuset culturel propice à l’émergence du mouvement transhumaniste.
I – L’imaginaire transhumaniste: au croisement de la contre-culture américaine et de la science-fiction.
- Aux origines du mouvement: une contre-culture technofuturiste née dans les milieux libéraux américains.
- Un enrichissement de la science et de la science-fiction nourrissant l’imaginaire transhumaniste.
II – D’un postulat techno-futuriste à un mouvement d’idées structuré.
- De l’élaboration du concept de transhumain…
- … à la conceptualisation du mouvement transhumaniste.
Chapitre II – La stratégie négociée d’internationalisation d’un mouvement intellectuel prolifique aux enjeux aujourd’hui économique.
I – De l’université américaine à l’internationalisation: une stratégie négociée.
- L’Extropy Institute : les origines libérales-libertaires du mouvement.
- Le virage social-démocrate de la World Transhumanist Association.
- L’internationalisation du mouvement transhumaniste.
II – D’un foisonnement intellectuel au lobby industriel.
- Le transhumanisme : une nébuleuse hétérogène.
- La singularité technologique: une place névralgique.
Chapitre III – Le transhumanisme en France : une réception conflictuelle entre tendance libérale et sociale.
I – Le transhumanisme en France: une adaptation aux schémas culturels français.
- Arrivée du transhumanisme en France : d’un accueil mitigé à son institutionnalisation.
- Un transhumanisme français : la théorisation d’un transhumanisme plus social.
II – La place prédominante du transhumanisme libérale ou l’échec du transhumanisme français.
- Marginalisation du transhumanisme à la française…
- … face à la visibilité et au pouvoir d’action du transhumanisme néo-libérale.
PARTIE II : LE TRANSHUMANISME FACE AUX SPECIFICITES DU MODELE SOCIAL ET POLITIQUE FRANCAIS.
Chapitre I – Transhumanisme et convergence technologique : la concrétisation d’une utopie par l’intégration au champ scientifique et économique.
I – Une nouvelle utopie fondée sur une réactualisation du projet moderne.
- Le transhumanisme: une réponse au désir ancien d’immortalité et de perfectibilité.
- La reprise du tryptique du projet des Lumières: rationalité, autonomie de l’individu et progrès scientifique comme pilier du mouvement…
- … vers une perfectibilité individualiste et technoscientifique : pour une nouvelle utopie.
II – La récupération du projet transhumaniste par les politiques économiques et scientifiques américaines via les nanotechnologies.
- La convergence technologique: la réappropriation des ambitions transhumanistes par les politiques scientifiques américaines.
- Au coeur des NBIC, les nanotechnologies: le passage d’une vision révolutionnaire à une réalité industrielle et économique.
Chapitre II – Le transhumanisme en France: tributaire de la position française ambivalente, entre méfiance et compétitivité dans la course aux nouvelles technologies.
I – La compétition technoscientifique et son impératif économique : une rupture des traditions françaises pour une fuite en avant technologique.
- Les résistances des traditions françaises à l’égard des nano-biotechnologies.
- L’entrée dans la compétition économique et scientifique : vers une politique transhumaniste ?
II – La méfiance du public face au développement des technosciences : vecteur d’une opposition au transhumanisme ?
- L’appréhension du public à l’égard des technosciences : les nanotechnologies et le principe de précaution.
- La logique néo-libérale des technosciences face au modèle social français : le transhumanisme, un nouvel avatar de la domination économique américaine.
Chapitre III – Transhumanisme et convergence NBIC : une nouvelle conception de l’être humain face aux traditions françaises.
I – Un nouveau paradigme pour un nouvel être.
- Le paradigme informationnel : le corps artificialisé.
- De la perfectibilité du corps.
- Adaptation et évolutionnisme technologique : le posthumain, une nouvelle espèce adaptée au monde technoscientifiques.
II – Le contrôle politique du corps contemporain en France : une politique bio conservatrice ?
- La France et le posthumain : la bioéthique restrictive des « anciens ».
- La bioéthique et l’héritage français : le principe de dignité contre le transhumanisme.
- James Hughes et la biopolitique.
CONCLUSION
Puisant ses sources dans la contre-culture technofuturiste imprégnant la Californie des années 1980, le mouvement transhumaniste, porté par l’imaginaire de la science-fiction, se forme à l’initiative de quelques individus. Ceux-ci, mus par l’intuition commune que la technologie permettrait à l’homme de transcender les limites de sa condition, décident de théoriser un mouvement œuvrant explicitement en faveur d’un tel dessein. Le transhumanisme, d’un simple postulat futuriste, se dessinent alors en mouvement structuré qui s’affirme et se développe à travers son institutionnalisation. La création de l’Extropy Institute et de la World Transhumanist Association (WTA), appuyée par une forte politique de communication, joue alors un rôle prépondérant dans l’expansion des idées transhumanistes : d’une audience limitée à un cercle restreint d’étudiants et d’universitaires californiens, de scientifiques de la Silicon Valley ou de quelques écrivains et amateurs de science-fiction, la question transhumaniste finit par atteindre des sphères académiques plus étendues et par interpeller les profanes attirés par la médiatisation croissante du mouvement. Grâce à l’action de l’association Humanity+ (ancienne WTA), le transhumanisme est aujourd’hui un mouvement internationalisé composé d’une nébuleuse d’associations relayant le message au niveau locale. Cependant, le transhumanisme, mouvement complexe, dépasse le cadre de sa seule définition institutionnelle. Le mouvement transhumaniste est avant tout un mouvement d’idées qui s’entrecroisent et s’alimentent mutuellement. Composé de nombreux sous-groupes, le transhumanisme ne peut être défini dans des limites strictes et s’identifie mal à une définition figée. Dans cette nébuleuse, le principe de la singularité technologique s’affirme comme l’un des concepts fondateurs du transhumanisme en ce qu’elle s’affirme comme l’une des modalités les plus représentatives du mouvement tout en attirant l’attention même des investisseurs, tant industriels qu’étatiques.
Cette sortie de la science-fiction hors du simple cadre de l’imaginaire n’est pas sans susciter certains réticences, notamment en France, où le transhumanisme vient s’inscrire de façon originale dans la nébuleuse en proposant un nouveau transhumanisme, plus modéré : le technoprogressisme. Mais le transhumanisme français tarde à être reconnu. Noyé dans la nébuleuse transhumaniste, il perd sa visibilité face au transhumanisme anglo-saxon, dont la réception en France ne va pas toujours de soi. Ainsi, les fortes voies de la version néo-libérale du mouvement, présents dans les milieux universitaires et scientifiques, finissent par relayer un message soulevant l’attention même des politiques fédérales américaines. L’orientation des structures du mouvement et de ses personnalités permettent au transhumanisme anglo-saxon de devenir un véritable lobby, tout en s’appuyant sur de fortes ambitions économiques. Le transhumanisme néo-libéral, possédant une force d’impact considérable, devient ainsi l’image la plus représentative du mouvement, au grand dam du transhumanisme français.
Dans une étude sur la manière dont différentes sociétés usent de la technique, Miquel et Ménard montrent comment nos sociétés contemporaines sont les premières à évoluer avec une technique non plus limitée par un système de valeur, mais considérée comme une valeur en tant que telle. Ainsi, plus rien ne semble poser de limites, aujourd’hui, au développement de la science et des techniques : la science-fiction peut dorénavant devenir la nouvelle locomotive du développement scientifique. Tel est le cas pour le transhumanisme qui attirent dorénavant l’attention des politiques scientifiques américaine et dont l’utopie, loin de rester un idéal imaginaire, n’est plus très loin de se réaliser ici et maintenant. En effet, l’utopie qui consiste à vouloir déraciner l’homme de la nature et à le perfectionner vers un nouvel être, grâce à une l’application technologique, apparaît aujourd’hui, avec les avancées considérables des nanotechnologies et des technologies convergentes, plus réalisable que jamais. Ainsi, s’il est possible de contester les prévisions transhumanistes et l’optimisme de ces derniers dans la volonté de changer radicalement l’être humain, leur idéologie n’en repose ainsi pas moins sur une réalité déjà présente. Les avancées de la science font dorénavant sortir du domaine de la science-fiction les mythes du cyborg pour en faire une réalité, et le mouvement transhumaniste n’est que la forme explicite de politiques scientifiques aux enjeux économiques majeurs dans le domaine des nanotechnologies et de la convergence technologique.
Dans cette course aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information, sciences cognitives), la France et les États-Unis sont marqués par une rivalité où les États-Unis arrivent incontestablement en tête, imposant ainsi des pratiques scientifiques fondées sur la perfectibilité informationnelle de l’homme. Étant intrinsèquement liées aux évolutions de la science et de la technique, celles-ci font naître de multiples fantasmes quant aux possibilités d’agir sur la nature même de l’humain, mais aussi, comme l’illustre la pensée transhumaniste, sur la possibilité de créer de nouvelles espèces d’être humain. Deux visions de l’homme viennent alors ici s’entrechoquer. L’une, portée par les politiques scientifiques américaines et fondée sur le contrôle de la nature, et la soumission de l’homme au développement technologique : les nouvelles technologies y sont mises au service de l’amélioration des performances de l’individu pour permettre de dépasser ses limites naturelles. Créant ainsi un monde nouveau, totalement différent de celui que nous connaissons, elles ouvrent la voie à une nouvelle forme d’humanité, incarnée dans le posthumain, et dont l’Europe, et plus particulièrement la France, se trouve être l’adversaire. En effet, la conception de l’homme inhérente au programme de convergence technologique, touche aux fondements de l’Europe occidentale, carrefour « du Christianisme, des écoles du droit naturel, de l’idéologie des Lumières (qui) ont contribué depuis quelques siècles à forger les éléments qui tiennent l’homme pour valeur suprême et fin en soi » mais aussi plus particulièrement à la France qui, tributaire de la Révolution française et de son histoire, met en avant un certain modèle social qui n’est pas sans se confronter aux valeurs individualistes et élitistes de ce nouvel être néo-libéral prôné par les transhumanistes. Perçu comme un sous-jacent de l’idéologie capitaliste au même titre que les techno-sciences, le projet transhumaniste, représente pour certains le dernier avatar de la domination américaine, et vient se confronter à une partie de l’opinion publique française, frileuse à l’idée des inégalités que pourrait créer une telle approche des nanotechnologies.
La France se retrouve ainsi devant la nécessité de se défendre économiquement, en entrant à son tour dans la compétition technoscientifique, mais aussi idéologiquement en défendant non seulement une certaine idée de la société mais aussi une certaine idée de l’homme. Celle-ci se fait alors par l’inscription, sous l’angle de la justice, du droit et du politique, d’une bioéthique qui, forme de biopouvoir, n’est pas sans contrarier les projets transhumanistes. Cette politique bioéthique mise en place par la France, particulièrement restrictive, met en évidence une conception de l’homme reposant sur de grands principes moraux, tributaires du processus révolutionnaire et de la culture latine caractérisant le pays. Ainsi, alors que les nouvelles technologies offrent la possibilité aux individus d’agir sur leur destin biologique et d’acquérir une plus grande liberté individuelle, la bioéthique française y répond en opposant contraintes et obstacles, dans le souci de faire perdurer une certaine image du sujet moderne basé sur l’égalité et la dignité humaine. La France mène ainsi ce que James Hughes nommerait une politique bio conservatrice, une politique, en somme, tournée contre le transhumanisme.
Ainsi, la France est porteuse de valeurs, auxquelles l’association transhumaniste française tente de s’adapter, mais qui n’en représentent pas moins un frein majeur à l’expansion du mouvement transhumaniste dans le champ français.
Pourtant, l’arrivée d’un tel homme, à l’heure où la technique domine nos représentations, semble aujourd’hui inévitable. La technique, constate Jacques Ellul, devient un système autonome, s’imposant à l’homme et à ses actions, et, s’affranchissant dès lors de toute morale, permet de justifier l’immorale : la société vit aujourd’hui dans la transgression, ne veut plus de limites, et ce qui hier était impensable devient aujourd’hui désirable. La technique prend une telle importance qu’il faille, comme le constate Olivier Dyens, « songer à redéfinir l’idée même de société humaine » et plus encore, notre conception de l’humain. La France s’est ici longtemps voulue porteuse de valeurs universelles, tant sur le plan politique que culturel, dérivées de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et de la philosophie des Lumières. Aujourd’hui, la voilà face une nouvelle conception du monde et de l’homme qui n’est pas la sienne, mais que l’Europe a pourtant créée en initiant l’industrialisation et le capitalisme mondialisé. Dans un environnement où elle se retrouve en décalage, la France se replie sur elle-même et en appel à ses traditions par peur de perdre ses repères. Mais ceux-ci ne sont peut-être déjà plus que l’ombre d’eux-mêmes. Heidegger, à une question de Jean Beaufret répond ainsi en ces mots : « Vous demandez : Comment redonner un sens au mot « Humanisme »? Cette question ne présuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot “Humanisme”; elle contient encore l’aveu qu’il a perdu son sens ». En se repliant ainsi sur ses traditions, la France prend le risque d’une polarisation entre deux conceptions du monde d’où l’une finira par sortir perdante. Dans ce contexte, le développement actuel de nos sociétés laisse fort à parier que la marche vers le posthumain n’en est qu’à ses débuts. Mais comme l’explique Bernard Andrieu, l’hybridation technologique produit avant tous des métissages, des mixités et des mélanges, et n’en est pas pour autant le refus de tout repère symbolique. Peut-être vaut-il mieux ainsi s’ouvrir au changement, vers ce nouveau monde transhumaniste, non pas en intégrant sans concession la vision libérale américaine, mais en y apportant une nouvelle dimension française. Laisser nos peurs de côtés, et construire, dans un élan de créativité, de nouveaux repères, plus européens, à ce posthumain à venir : où le souci de l’autre primerait sur l’individualisme, où l’hybridité ne serait pas synonyme d’asservissement de l’homme par la technique, mais symbole d’une symbiose entre soi et le monde.
Bibliographie
Télécharger le mémoire (PDF) :
Qu’entendez-vous par le transhumaniste français ? Ce que vous écrivez me semble être le reflet de l’AFT, mais est-ce tout le transhumanisme (anti-transhumanisme) français ? 🙂 Loin de là, ayant pas mal de liens plutôt libéraux, en France, dont les tendances sont liées à l’extropianisme et évitant l’AFT, ce dernier ne me semble pas un pouvoir bien important ni même un représentant du transhumanisme français. Jean-Luc DONNE-MATTEO.